Je voudrais vous faire part de ce sentiment étrange qui nous habite parfois : celui qu'il est difficile voire impossible de s'extraire de notre propre interprétation du monde. L'homme est engagé dans une aventure où, inconsciemment, il prend ce qu'il projette pour la réalité. Or tout ce que l'on ressent vient d'un lieu intérieur, d'une histoire, on pourrait dire aussi d'une impossibilité à inventer en soi un autre monde. Bref, apprécier un paysage de bord de mer, écouter une chanson ou voter aux Présidentielles c'est être dupe d'une formidable hallucination ! Difficile aussi de regarder une chose sans que la machine à interpréter se mette en route ! Il faut s'être débarrassé de soi avec une telle force pour oser comprendre profondément quelque chose ! Se regarder de haut, vouloir se saisir entièrement est une course sans fin. La poésie est interprétation. S'affranchir de tout, voir, saisir même une vérité, c'est encore par le même processus jouer à la loi de l'interprétation. On ne sort pas de ce cercle, pas ici, pas sur terre en tout cas. Dans de nombreux tableaux de René Magritte*, on retrouve la présence du rideau. Magritte s'amuse à confondre ses toiles avec le réel, joue avec cette ambivalence entre le sujet et sa représentation. Face à ces toiles, le rideau rappelle que nous sommes en peinture, qu'il s'agit avant tout d'une vision du peintre, reprise par le spectateur. Il en est ainsi dans "Décalcomanie" où l'homme de gauche (Magritte lui-même) semble avoir été découpé dans les plis du rideau, or l'observation montre qu'il n'en est rien : un élément trahit le subterfuge. Il en est ainsi dans "Le Beau Monde" où le peintre reprend son expression : "Je pouvais voir le monde comme s'il était un rideau placé devant mes yeux." Il en est de même dans "Les Fleurs du mal" où la représentation de la femme reste à jamais énigmatique comme une statue de glaise. Comme de nombreux autres éléments, Magritte reprend souvent ce thème du rideau. Il est non seulement le symbole de la peinture, mais aussi celui que toute représentation sera toujours en décalage par rapport à la réalité : une théorie, un tableau, un sentiment seront toujours des images, aussi fidèles soient-elles, de la réalité. Alors peut-on réellement connaître une chose ? Peut-on définitivement s'affranchir de la représentation, de la subjectivité ? Je pense personnellement que si, à force de travail, on puisse parvenir à établir quelques vérités, toute explication sera toujours aussi mystérieuse que cette réalité. La poésie comme la peinture se nourriront toujours de rêves infinis, tout comme des énigmes et des mystères qui habitent ce monde.
*René Magritte (peintre) : 1898 - 1967