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Lectures - Page 8

  • "Entrée de secours du paradis terrestre", Emmanuel Berland

    Emmanuel Berland nous parle d'une île « aussi solitaire que l'enfance », un lieu où « il n'y a pas de mur, pas de porte ». Cette île est un lieu d'accostage de tous les navires du monde. Entrer c'est emprunter l'issue de maints Apocalypses, aussi nombreux que les maux de la terre. Emmanuel Berland nous dit que nous n'allons pas vers l'au-delà en suivant une voie unique commune à tous les hommes mais par différents chemins innombrables. Cette poésie est attentive aux chants de l'océan, à la musique, à toutes les facettes de l'humain, elle fait briller « les graines de cosmos », en tant que chaque expérience est susceptible de tenir une place importante à l'entrée du paradis. Le poète est le témoin privilégier de ces mots, le passeur. Il est celui qui connaît tout de la vie, des passages. Si « faire le tour de la vie / prend toute la vie » le poète est là du début à la fin, là même où le silence règne. Le poète donne sens : « je parle de ce qui est haut, je parle de ce qui est grand ». A la fois en-deçà et au-delà, le poète se tient « à l'entrée de secours du paradis terrestre ». C'est qu'il compte redonner son importance à la parole : « l'intérieur du cerveau » s'apparente à un « vieux labyrinthe où s'entend rôder un / chant unique ». Telle est sa richesse : « j'aime le papier, le parquet, les rayons / d'une bibliothèque ». Le langage employé par Emmanuel Berland nous évoque donc mille et une choses. La vraie vie semble émaner de ces mots dont on retiendra la richesse d'âme et des images intenses : « tes voyages d'années-lumière / se mélangeront dans les souvenirs comme les profils / d'oiseaux / dans une forêt surnaturelle » Sa poésie est parole d'âme. S'il affirme : « De nous, il ne doit rien rester » et « je quitterai sans bruit l'absence » c'est pour mieux faire fleurir la parole là où elle doit se poser. « Entrée de secours du paradis terrestre » est donc à l'image du monde, « comme glace et volcans », une voix intensément proche et génératrice de sens.

    Interventions à haute voix, 2001

  • "Rouge Totem", Gilles Bizien

    Ce livret s'adresse autant aux yeux qu'à l'esprit. En très peu de mots, Gilles Bizien nous offre un voyage au pays des mots à la fois "signaux de fumée", "feuilles", "forêt de verre", "racines pour le cœur". C'est là que le poète puise "à la source" et de part son intelligence transmet le message à son lecteur. "Rouge" parce que la poésie est visuelle, son véritable sens prend racine au cœur de cette réalité qui coule comme un sang en nous. "Totem" parce que notre vie n'est-elle pas construite sur des valeurs sacrées, des subjectivités que nous croyons acquises alors que ce ne sont que des produits de l'esprit. L'homme -c'est ainsi - se croit de tout temps légitime à sa place, incapable de faire face à toutes les contradictions, de se mesurer à une autre culture, de faire vivre la différence. Tout le reste est tabou, c'est-à-dire quelque chose dont il ne faut pas parler. C'est cet éternel état du monde que m'inspire la démarche de Gilles Bizien : lire, n'est-ce pas faire sien un sentiment qui est déjà en nous, n'est-ce pas se confronter à soi, donner sens à une réalité peut-être enfouie et que le poète parvient à révéler ? Le poète utilise très peu de mots car sa poésie s'adresse à l'âme, entend déclencher dans l'intelligence des miroirs qui deviendront perceptibles. Cet état d'esprit, il nous l'offre comme ici à travers ces dessins colorés, comme autant de pendants au poème, une volonté de revenir à la simplicité, à l'évidence avant tout du signe. C'est notre faculté à nous transporter, à nous sortir de nous-mêmes que le poète cherche à atteindre, afin que chaque totem personnel apparaisse à vif, qu'il soit en nous "Instant / minutes / comme fleuve / sur ta vie".  Car de "multiples facettes / façonnent l'esprit", le poète doit en révéler l'existence. En ces temps de psychanalyse généralisée, où rien ne paraît plus avoir de sens, et où les valeurs se sont perdues, "Rouge Totem" est peut-être une réponse pour affirmer l'évidence tout à la fois du signe et de ce qu'il cherche à désigner. Electrochoc ou antidépresseur, selon la disponibilité de chacun, voici un apport tout à fait personnel où ici "ton pas est un deuxième horizon." Par son graphisme, sa concision et sa force "Rouge Totem" de Gilles Bizien est un recueil tout à fait convaincant. 

  • "La Fatigue du métal", Jean Coulombe

    Ce très beau titre dalinien nous vient de Québec. "La fatigue du métal" est ce qui ronge les certitudes exacerbées des immenses forêts de fer et d'acier qui s'élèvent dans nos civilisations. Le métal est-il en mesure de nous procurer du bonheur ? Ne sont-elles pas fatiguées toutes ces croyances alors que la vie elle-même ne résiste pas face aux murs qui s'élèvent à des centaines de mètres de hauteur ? "Le service est rapide / mais la mort est lente" dans ce monde qui ne tourne pas rond, la misère montrée en panoramique sur nos télévisions. Le "Je" s'identifie à tout ce qui monte, roule, plie, s'apparente à un long coma : "L'autoroute mentale / chemine dans nos têtes" et n'a qu'une certitude : "j'ai réussi mon échec". L'homme se trouve "à la porte du ciel" sans grande chance d'une autre existence, car le métal par ennuie piétine, écrase, assimile. Le froid, l'absence de perspective ("ma réalité craque à vide / comme une cheminée froide") caractérisent l'être. "Des arbres affrontent l'autoroute / se dressent contre l'acier", telle est la lutte bien vaine face au malaise de la non-existence, de la non-représentation dans laquelle "je cherche une sortie". Car le "Je" seul est libérateur : "je suis une synagogue pleine / pour mieux vivre ta douleur". Le "Je" omniprésent qui se débat "au centre des flammes". Le passage par la douleur, l'aliénation qui frappent le poète sont une façon pour lui de crier le malaise, de prendre conscience de son corps saturé, de la fragilité de son destin. La poésie est cette action sur le métal, une transcendance qui fait de l'individu plus que lui-même. En lui "le temps gravite en chute libre / et la forêt brûle immense". La parole poétique est ce qui fait de la singularité une oeuvre d'art et se montre comme un miroir. Dans cet univers "on frissonne sans fond / en cherchant une âme". Au détour, on croise Jack Kérouac, on "[s'] invente un carnaval". Le poète comme témoin de lui-même, comme regard extérieur : "tout bondit en cadence / et les caméras tournent / des angles morts-vivants / en plongée continue". Face à l'obscénité, au dégoût, il cherche vraiment "l'or", le métal le plus précieux, le plus solide. Dès lors, le poète a conscience que son existence est soumise elle aussi à "la fatigue du métal". Soumis, victime, il est aussi Autre, inconscience et conscience à la fois. Pour lui : "le plafond est une piste de danse / les néons froids passent en ligne / scandent le temps qu'il me reste". Il est celui qui sait déclencher la "troisième alerte". "Ferme la télé mon amour", injonction à la révolte, au libre arbitre, à sortir des ornières, à ouvrir les volets de nos fenêtres. Car le poète ne saura trop répéter sa "fatigue du métal", sa volonté est un livre contre le destin, contre tout ce qui aliène, brise et soumet. Etre, oui, mais être libre, délesté de ses chaînes : il n'y a "nulle part folie plus tranchante". Et n'est-ce pas avant tout la liberté du langage ? lorsque la lumière "centre le coeur des mots"... Si le poète sait "rire du soleil borgne", c'est que sa lumière est plus intense, plus éclairante et plus vraie. Telle est la lutte entre le métal et la lumière, entre le chaud et le froid, entre le non-sens et le savoir, entre le tout et le rien. Si le poète se fait cosmique, c'est que sa parole est un pouvoir à transformer le monde, à laisser une trace, à ne plus subir "la fatigue du métal".